jeudi 1 septembre 2016

Nettoyage à vide

« Cette fois, c'est décidé, je dégage tout ! », fulmina Françoise en son for intérieur. Depuis trois ans qu'elle avait emménagé dans cette masure héritée de sa grand-mère, morte depuis dix ans, et dont elle n'avait plus aucun souvenir, elle n'avait jamais osé faire le vide dans le grenier. Certaines vieilleries auraient pu intéresser des antiquaires, ou au pire, des particuliers à l'occasion d'une brocante, mais elle s'en moquait. Cette baraque devait être débarrassée de son passé trop encombrant. Tout partirait à la poubelle, tant pis !
Pour une raison inconnue, l'entretien de cet endroit relevait de sa seule compétence. Jamais personne n'y entrait, ni son mari, ni son fils, ni sa fille – et elle y tenait.
  • Tu veux de l'aide, ma chérie, avait proposé Henry...
Jamais de la vie ! Il avait déjà aménagé le sous-sol en atelier de menuiserie, d'ajustage et en cave à vin. Elle n'allait tout de même pas lui laisser « son » grenier !
La tâche s'avérait ardue. Le lieu débordait, à tel point qu'on ne pouvait plus y circuler. Dans un espace de cinquante mètres carrés se pressaient une dizaine de malles, des étagères garnies de bibelots poussiéreux, des cartons parfois trop fins et déchirés pour être portés, des outils de jardinage, des tapis, des vêtements, des chaussures, des pots de peinture, des matériaux d'isolation... Avec de la détermination, Françoise savait qu'elle pourrait se débarrasser de la majeure partie de ce bazar. Restait les malles, qu'il faudrait porter à plusieurs. Ce serait l'occasion de faire travailler les enfants... Pas Henry, ça non !
Midi approchait déjà. Elle grimpa en haut de l'échelle, armée d'un rouleau de sacs-poubelles de cent litres. En cette journée estivale, un franc soleil embrasait le ciel, et frappait l'unique Velux des combles avec force. Les rayons filtraient entre les diverses couches de désordre en striant le peu d'espace accessible de faisceaux éblouissants. Une poussière épaisse dansait à l'intérieur, semblable à un essaim de pucerons. Des ombres grotesques s'agitaient sur les tapisseries de toiles d'araignée étalées au plafond.
Écœurée par cette débauche de formes spectrales et exaspérée par le manque de visibilité, elle enfourna dans un sac tout ce qui passait sous sa main : un ballon, une poupée, un jouet en bois, une liasse de photos représentant des nouveau-nés (elle ne reconnaissait aucun membre de sa famille sur les clichés), un mixeur rouillé, un carton entier de livres de littérature populaire (des S.A.S, des San Antonio, des Anticipation, des Gore – qui pouvait-être assez dégénéré pour lire de telles horreurs ? Quelles couvertures dégoûtantes !), une Barbie mutilée, un sac rempli de Lego, une truelle enduite de ciment, un moulin à café démoli, une rangée de soldats de plomb... et sursauta, frappée de stupeur par un grand fracas.
La trappe d'accès venait de claquer.
  • Henry, qu'est-ce que tu fous ?
Pas de réponse. Était-ce un courant d'air ? Elle poursuivit son ménage, ouvrit un nouveau sac pour le verre, tri sélectif oblige, et y glissa une rangée de bocaux vides, des verres dépareillés, des plats de cuisine crasseux, des bouteilles... soudain une étagère lui barra le chemin en grinçant, déversant une partie de son contenu à ses pieds. Effrayée, elle fit un pas en arrière. Un nuage passa devant le soleil, réduisant la luminosité à un contre-jour grisâtre. Les ombres se fondirent les unes aux autres en une forme de brume. Françoise eut un haut-le-cœur. Elle n'avait pas d'hallucination. Le meuble avait bougé tout seul ! Et une sorte de vapeur suintait des murs...
Sa main fut brusquement happée, si fort que son poignet se brisa sous le choc. Un couvercle de malle venait de se refermer sur elle ! Elle hurla, se débattit, appela à l'aide, incapable de se dégager. Le nuage sombre étouffa ses appels. Son bras fut alors aspiré jusqu'à l'épaule. Elle perdit l'équilibre et bascula à genoux. Son membre pendait dans un vide étrange, un vide « avide »... qui l'entraînait vers ses entrailles... Sa tête fut saisie, elle bascula à l'intérieur de la gueule béante, s'agrippa aux rebords d'osier dans une ultime résistance. La malle se referma si violemment que ses phalanges furent broyées. Elle sombra dans les ténèbres.
Vers treize heures, toute la famille se regroupa autour de la table de la cuisine. Chacun attendait, se lançant des regards circonspects.

Qui préparait le déjeuner, d'habitude ?