vendredi 23 décembre 2016

Frère Noël

L'industrie du Père Noël tournait à plein régime. Il fallait bien ça pour livrer des milliards de cadeaux en quelques heures.
Les jouets tombaient en averse sur de gigantesques tapis roulants molletonnés, et s'écoulaient un par un dans les machines ultra-perfectionnées chargées de les empaqueter. En sortie de chaîne, des lutins peaufinaient l'ensemble en y ajoutant des Stickers avec les noms des bénéficiaires, et du fil doré pour décorer.
Les trolls récupéraient les hottes débordantes jusqu'aux traîneaux, traîneaux que le maître des lieux conduisait à leur destination, avec une rapidité vingt fois supérieure à celle de la lumière...
Cette année encore, ce serait un succès. Chaque enfant de foi chrétienne trouverait le cadeau de ses rêves sous le sapin, devant la cheminée ou sur la table du salon.
Et ça, le vieux Noël y tenait beaucoup !

Quelque part en France, le petit Julien, huit ans, ouvrit le grand paquet rectangulaire où il pensait trouver le camion de pompier tant attendu. L'explosion réduisit en cendres fumantes sa maison, ainsi que celle de ses deux voisins.
En Allemagne, le facétieux Boris déchira le colis contenant à n'en point douter son nécessaire de prestidigitateur. Un grand boum emporta son appartement, et fit écrouler l'ensemble de sa résidence.
Aux Etats-Unis, le chétif John réduisit en lambeau l'emballage où devait se nicher une grande boîte de chocolats. Un souffle meurtrier détruisit sa maison et répandit un incendie dans le reste du lotissement.
Les déflagrations ponctuèrent la nuit du réveillon de millions d'explosions partout en occident.
Le frère Noël admira son œuvre du haut des cieux, les cadavres égorgés de ses lutins agonisant à ses pieds... Il se leva soudain et hurla :

« Allah akbar ! »

samedi 19 novembre 2016

Caribou !

Je coupe du bois. Du matin au soir, c'est mon boulot. Mon métier, quoi. Aujourd'hui je prépare des bûches. Pour ma pomme. Pas légal, et alors ? Vu le prix du bois, je ne vois pourquoi je me gênerais... La cheminée tourne à plein régime avec cette foutue neige ! 
J'ai presque terminé. Je dois avoir accumulé près de deux stères, de quoi tenir un moment. Je suis crevé, mais allez ! Encore une. Je lève la hache, j'abats la hache. J'ai une sacrée douleur dans les épaules et le dos. C'est du sport ! 
Ras-le-bol. Faut que je me repose. J'allonge la hache contre un arbre. 
Hé ! Bordel de merde ! Qu'est-ce qu'il fabrique ce caribou ? J'ai cru qu'il me chargeait !
Encore un peu, je le prenais en pleine face ! L'accident débile ! Je me voyais déjà raconter à ma femme « Un caribou m'est rentré dans le lard, chérie, l'accident bête ! » Elle se serait bien foutu de ma gueule !
J'observe le bestiau qui se rue comme un malade. Je ne sais pas où il va, mais il y va !
« Oh, le caribou ! », je lui lance, en riant. Tu parles ! Il ne ralentit même pas.
Je me marre, lorsque soudain, quelque chose me percute le mollet. Ça me fait un mal de chien ! Je m'écroule sur un genou. Ça pisse le sang. Un bel écarlate s'étale sur la neige parfaitement blanche ! Putain ! Je me suis fait tirer dessus !
Je retourne à mes bûches en titubant sur les rotules. Ça dégouline derrière moi. Merde ! Je ne sais pas ce qu'on me veut, mais je ne veux pas crever comme ça ! Pas maintenant. Pas si près de chez moi.
Je m'appuie contre un arbre, j'ai la tête qui tourne...
« Holà, mon gars ! Fallait pas vous mettre devant la cible ! Une belle bête comme ça, je ne pouvais pas la laisser s'échapper sans tenter ma chance ! »
Devant la cible ! Heureusement qu'il ne sait pas viser, ce crétin !
«  Je suis désolé. Je vais vous aider... »
C'est ça mon colon. Viens m'aider.
Moi je lève la hache.
J'abats la hache...


jeudi 1 septembre 2016

Nettoyage à vide

« Cette fois, c'est décidé, je dégage tout ! », fulmina Françoise en son for intérieur. Depuis trois ans qu'elle avait emménagé dans cette masure héritée de sa grand-mère, morte depuis dix ans, et dont elle n'avait plus aucun souvenir, elle n'avait jamais osé faire le vide dans le grenier. Certaines vieilleries auraient pu intéresser des antiquaires, ou au pire, des particuliers à l'occasion d'une brocante, mais elle s'en moquait. Cette baraque devait être débarrassée de son passé trop encombrant. Tout partirait à la poubelle, tant pis !
Pour une raison inconnue, l'entretien de cet endroit relevait de sa seule compétence. Jamais personne n'y entrait, ni son mari, ni son fils, ni sa fille – et elle y tenait.
  • Tu veux de l'aide, ma chérie, avait proposé Henry...
Jamais de la vie ! Il avait déjà aménagé le sous-sol en atelier de menuiserie, d'ajustage et en cave à vin. Elle n'allait tout de même pas lui laisser « son » grenier !
La tâche s'avérait ardue. Le lieu débordait, à tel point qu'on ne pouvait plus y circuler. Dans un espace de cinquante mètres carrés se pressaient une dizaine de malles, des étagères garnies de bibelots poussiéreux, des cartons parfois trop fins et déchirés pour être portés, des outils de jardinage, des tapis, des vêtements, des chaussures, des pots de peinture, des matériaux d'isolation... Avec de la détermination, Françoise savait qu'elle pourrait se débarrasser de la majeure partie de ce bazar. Restait les malles, qu'il faudrait porter à plusieurs. Ce serait l'occasion de faire travailler les enfants... Pas Henry, ça non !
Midi approchait déjà. Elle grimpa en haut de l'échelle, armée d'un rouleau de sacs-poubelles de cent litres. En cette journée estivale, un franc soleil embrasait le ciel, et frappait l'unique Velux des combles avec force. Les rayons filtraient entre les diverses couches de désordre en striant le peu d'espace accessible de faisceaux éblouissants. Une poussière épaisse dansait à l'intérieur, semblable à un essaim de pucerons. Des ombres grotesques s'agitaient sur les tapisseries de toiles d'araignée étalées au plafond.
Écœurée par cette débauche de formes spectrales et exaspérée par le manque de visibilité, elle enfourna dans un sac tout ce qui passait sous sa main : un ballon, une poupée, un jouet en bois, une liasse de photos représentant des nouveau-nés (elle ne reconnaissait aucun membre de sa famille sur les clichés), un mixeur rouillé, un carton entier de livres de littérature populaire (des S.A.S, des San Antonio, des Anticipation, des Gore – qui pouvait-être assez dégénéré pour lire de telles horreurs ? Quelles couvertures dégoûtantes !), une Barbie mutilée, un sac rempli de Lego, une truelle enduite de ciment, un moulin à café démoli, une rangée de soldats de plomb... et sursauta, frappée de stupeur par un grand fracas.
La trappe d'accès venait de claquer.
  • Henry, qu'est-ce que tu fous ?
Pas de réponse. Était-ce un courant d'air ? Elle poursuivit son ménage, ouvrit un nouveau sac pour le verre, tri sélectif oblige, et y glissa une rangée de bocaux vides, des verres dépareillés, des plats de cuisine crasseux, des bouteilles... soudain une étagère lui barra le chemin en grinçant, déversant une partie de son contenu à ses pieds. Effrayée, elle fit un pas en arrière. Un nuage passa devant le soleil, réduisant la luminosité à un contre-jour grisâtre. Les ombres se fondirent les unes aux autres en une forme de brume. Françoise eut un haut-le-cœur. Elle n'avait pas d'hallucination. Le meuble avait bougé tout seul ! Et une sorte de vapeur suintait des murs...
Sa main fut brusquement happée, si fort que son poignet se brisa sous le choc. Un couvercle de malle venait de se refermer sur elle ! Elle hurla, se débattit, appela à l'aide, incapable de se dégager. Le nuage sombre étouffa ses appels. Son bras fut alors aspiré jusqu'à l'épaule. Elle perdit l'équilibre et bascula à genoux. Son membre pendait dans un vide étrange, un vide « avide »... qui l'entraînait vers ses entrailles... Sa tête fut saisie, elle bascula à l'intérieur de la gueule béante, s'agrippa aux rebords d'osier dans une ultime résistance. La malle se referma si violemment que ses phalanges furent broyées. Elle sombra dans les ténèbres.
Vers treize heures, toute la famille se regroupa autour de la table de la cuisine. Chacun attendait, se lançant des regards circonspects.

Qui préparait le déjeuner, d'habitude ?  

samedi 13 août 2016

Goowa

L’atelier est sombre, enfumé. Les machines vrombissent tels des insectes rampant sur une planche de bois. Rythmique assourdissante. Les petits travailleurs s’affairent tête baissée, sur leur caisson de travail. Leurs yeux fatigués ne se lèvent jamais vers l’éclairage artificiels, encrassé de toiles d’araignées, leurs doigts habiles posent, collent, fixent, soudent à grande vitesse. Chaque geste leur prend en moyenne 0,9 secondes.
L’agent de maîtrise fait claquer ses bottes dans ses travées. Vêtu d’une combinaison de cuir et d’un masque moulants, il lève bien haut son fouet et tend la lanière d’un geste sec, pour signifier à chacun que la moindre baisse de productivité sera sanctionnée. Pour estimer les pertes de rythme de chaque employé, un pod, enserré autour de son poignet, lui restitue la moyenne de cadence de chacun.
Soudain, une chaîne de montage tout entière ralentit. Il se précipite, visualise le principal coupable et lance son fouet dans le dos famélique d'un laborieux. Pris d'un malaise, le misérable s'écroule de sa chaise et tressaute sur le plancher en bavant, secoué de convulsion. Son regard s’éteint bientôt, et l’agent de maîtrise demande aux nettoyeurs de jeter ce mauvais élément au rebut. Pas grave, ce ne sont pas les postulants qui manquent. Un autre enfant est bientôt choisi dans le hangar, où les prétendants forcés à ce poste, vendus par leurs parents, s’entassent, enchaînés aux murs de pierre.
L'employé neuf prend la place du précédent et relance la machine avec vigueur. Par acquit de conscience l’agent de maîtrise lui assène un coup de fouet, pour le motiver, avant de repartir dans les travées, et de faire de nouveau claquer ses bottes.

Le soir venu, l’agent Holdson quitte l’atelier ; dans le couloir, il croise son remplaçant de tournée, un barbare roux à queue-de-cheval. Ils se saluent bruyamment, prennent de leurs nouvelles, se congratulent pour les excellents résultats de l'unité de production, et de la firme en général. En fin d'année, leur prime leur permettra de se payer de belles vacances. Avant de quitter l’usine, Holdson s’empare d’une boîte contenant le produit fini.
Une voiture avec chauffeur le conduit jusqu'à sa résidence privée, protégée d'une grille haute de trois mètres. Elle s'arrête devant l'entrée du bâtiment B. Il remercie son chauffeur, lui glisse un billet dans la paume, indique le code secret pour ouvrir la première porte, passe son badge personnel dans un boîtier, près de la seconde, et pénètre dans l'ascenseur pour retrouver son petit appartement, au quatrième étage.
Son fils de dix ans l’accueille avec une joie non feinte. À l'école, il a conçu tout seul une maquette de centrale nucléaire. La fierté transparaît dans son regard bleu, ferté bientôt remplacée par l'envie, lorsqu'il aperçoit le carton porté par son père. Un trésor. La nouvelle version de la console Goowa.
Holdson a apporté trois jeux avec lui, son gosse va les tester. Les résultats seront remontés à la direction. Mais il ne doutait pas un instant de la haute qualité du produit, ni de son futur succès.

Une console de jeux dernier cri à 19€, la concurrence ne pourra pas lutter…

vendredi 13 mai 2016

Triste retour...

Les bottes de métal claquaient sur les pavés comme une fanfare sinistre. Les armures déformées scintillaient sous les rayons du soleil levant. Les hommes éprouvés marchaient d'un pas lourd. Les visages tirés exprimaient tristesse, honte, et humiliation. Dans la défaite, ils avaient abandonné tant de frères.
Les trente-trois survivants pénétrèrent dans la cour sous les acclamations des femmes, heureuses de voir leur homme rentrer de la guerre, et sous les pleurs de celles qui apprenaient leur veuvage. Les enfants se joignaient à elles. Douleur et joie se mêlaient en des voix discordantes, formant un brouhaha qui s'éleva jusqu'aux hauteurs du donjon.
Le seigneur entendit ces clameurs et descendit à la rencontre des survivants.
Ainsi, son chef de guerre avait échoué. Attaquer une forteresse avec quelques centaines de soldats relevait du suicide, mais ce jeune capitaine avait su le convaincre. Les considérations politiques et économiques minaient son esprit. Qu'adviendrait-il de son honneur et de son siège à la suite de cette tentative manquée ? Sa réputation allait en souffrir, son misérable ennemi et ses alliés sauraient lui faire payer l'affront. Mais pour le moment la plèbe attendait de lui qu'il se montre digne de son rang. Accueillir ces valeureux combattants ayant risqué leur vie pour les intérêts de leur seigneur. Leur assurer de son profond soutien. Leur offrir en récompense une triple solde – étant donné les pertes, il y gagnerait en consolidant la fidélité de ces soldats... Les glorifier et les valoriser par un preux discours.
Tandis qu'il s'avançait pour déclamer ces louanges, ses promesses et ses offrandes, les regards fatigués des militaires étouffèrent toute portée épique en son cœur. La ferveur qu'il souhaitait insuffler à ses paroles s'évapora, pareille aux volutes d'une haleine par grand froid. Pas un salut, pas une parole. Une sourde colère habitait ces yeux ravagés de souffrance. Qu'avaient-ils donc pu vivre pour se retrouver dans un tel état de choc ? Reprenant contenance, il inspira profondément et commença à les saluer.
Le premier fer de lance lui coupa la parole, en passant à travers sa poitrine. Le second l'embrocha par l'abdomen et un dernier se planta sous son menton. Porté par trois hommes de haute stature, le souverain fut cloué sur la porte de son donjon, sous l’œil stupéfait des gardes...


jeudi 31 mars 2016

Peste rouge

Angèle observe le village meurtri. Hommes, femmes et enfants gisent dans les rues, agonisants ou morts. Les plus vaillants titubent, les regards embués de larmes tournés vers un dieu qui semble les ignorer. Sur leur peau les bubons forment des cloques vibrantes, prêtes à éclater. Les malheureux connaissent leur affection. Ils en ont entendu parler, elle fait des ravages partout dans le pays. La contracter signifie la mort à brève échéance, dans d'atroces souffrances.
La femme dégaine son glaive. Cette maladie démoniaque emporte les âmes vers Satan le déchu. Ce traître odieux a semé sur le pays les germes de cette horreur. Il récolte des âmes à la pelle.
Elle doit mettre un terme à cette ignominie.
D'un geste ample, elle tournoie sur elle-même et tranche la tête d'un malade. Dans son élan, elle pourfend une femme enceinte d'un coup d'estoc. Puis elle tranche le buste d'un vieillard, pour abattre son épée sur le crâne d'une fillette. Elle achève un mourant, éventre un mendiant, perce le cœur d'un jeune homme.
En les tuant avant que la maladie ne les emporte, les âmes se dirigeront vers le seigneur miséricordieux, Angèle en est certaine.

Tant pis si sa peau se parsème de cloques. Elle fera de son mieux.