vendredi 26 décembre 2014

Des espoirs

Je suis la femme invisible.
Le regard passe à travers moi, me contourne, m'évite. 
Je suis celle que l'on ne voit pas. Que l'on ne veut pas voir.
Il en a toujours été ainsi. Depuis toujours.

J'ai mis du temps à comprendre. Des semaines. C'était si inhabituel.
Un homme me suivait.
Un homme au physique agréable. Encore jeune, assez fin. Il portait des vêtements simples et décontractés. Mocassins de cuir, jean, chemise à rayures, veste de velours côtelé...
Je ne le connaissais pas. Je n'avais jamais fait attention à lui.
Pourtant il me suivait.

Me voyait-il ?
Je cherchais son regard parfois, à la terrasse du café où il s'asseyait chaque matin. Il n'en donnait pas l'impression. Cachait-il son jeu ?
A peine m'étais-je éloigné de quelques mètres, je le sentais derrière mon épaule. Je pouvais emprunter n'importe quelle rue, prendre un bus, un taxi, je le retrouvais comme par hasard à un croisement, dans une autre ruelle, à la terrasse d'un autre café. Toujours lui. Toujours le même, avec cette veste de velours côtelé d'un brun orangé.

Il m'ignorait superbement.
Quand je marchais près de lui, il s'arrêtait pour lire une affiche. Entrait dans une boutique. Faisait brusquement demi-tour comme s'il avait oublié quelque chose. Au café, il ouvrait parfois un journal. Jamais il ne se détournait de sa lecture, même quand je m'approchais. Il touillait la cuiller machinalement. Buvait mécaniquement.
Ses yeux ne se posaient jamais sur moi.
Comme les autres.
Mais je le croisais de plus en plus souvent. Trois, cinq, dix fois dans la même journée.

Je ne pouvais plus l'ignorer. Un grand trouble gagnait mon esprit. Les doutes s'accumulaient.
N'étais-je plus aussi invisible que je le pensais ?
Je n'osais le croire.
Il prenait une place importante dans mon quotidien. Il emplissait un vide immense, insidieusement, sans même en avoir conscience.
Me cherchait-il ? Était-il attiré ? Sexuellement attiré ?
C'était impensable.

Je le croisais chaque jour. Quand il n'était pas assis à la terrasse du café, je savais où le trouver. Et bien souvent, je le trouvais. Et si je ne le trouvais pas, à un moment où à un autre, dans la journée, c'était lui qui me trouvait. Toujours sans me voir.
Je lui souriais. Il regardait ailleurs. Je le saluais. Il ne répondait pas. Je renversais son café sur son journal. Il essuyait avec application, sans rien dire.
Je posais ma main sur la sienne. Il demeurait impassible.
Et je retournais chez moi. Seule.

Je n'étais pas triste.

Je suis seule depuis trop longtemps pour ressentir la tristesse.
J'incarne la tristesse...
Je suis la femme invisible.
Je suis sans consistance. Vide.
Éperdument vide.
Aucun regard ne se pose sur moi.


Et quand on trouvera le corps sans vie de cet homme, encore jeune, vêtu d'un jean et d'une veste en velours côtelée, qui pourra dire s'il s'est jeté du pont volontairement ou si ma main l'a poussé ?