jeudi 24 avril 2014

Le Devileater

Lorsque j'ai vu s'éloigner les lumières et les bruits de l'aéroport, j'ai enfin pu souffler. La peur, l'adversité, l'échec et la honte, resteraient collés à cette terre maudite, et rien ne pourrait me forcer à y retourner.
Cet avion m'arrachait à une vie devenue indésirable, qui aurait pu le prédire ?
Moi, le surdoué en biologie, premier de la classe, repéré très jeune par le professeur Alphonse Devillant, prestigieux chercheur au CNRS, tout me souriait. Même les femmes. Je n'aurais jamais dû finir ainsi. Jamais cet enfer n'aurait dû se déchaîner. Nous aurions dû, le professeur et moi, trouver une solution. Notre œuvre nous a échappé, car elle était trop parfaite, trop aboutie, trop autonome... Cependant, je ne regrette rien. S'il y a un responsable, c'est le professeur. Je n'étais que son second...
Alponse Devillant a pris la direction du service de biogénétique d'un laboratoire privé, à l'époque où j'entrais en doctorat de biologie, et puisque nous nous connaissions, et nous appréciions, il m'a proposé de suivre mes différents stages à ses côtés. Dès ce jour, je n'ai jamais cessé de le seconder. En tant qu'assistant, puis biologiste, puis associé... Il a toujours été mon supérieur. En niveau hiérarchique tout comme en intelligence, créativité, et folie...
Notre travail consistait à exploiter les techniques les plus élaborées de manipulation génétique en vue de créer des organes viables à la transplantation, et plus secrètement, des organismes nouveaux destinés à produire des protéines nécessaires à de nouveaux traitements. Le laboratoire disposait de moyens considérables, et chaque année j'étais surpris de constater avec quelle bienveillance les dirigeants et actionnaires offraient leur argent. Je n'ai jamais vraiment compris d'où provenaient les revenus de mon travail. J'étais un chercheur, un biologiste, un coureur dans ma vie privée, à aucun moment je n'ai été un homme d'argent. C'est venu bien plus tard.

Le Devileater, du moins l'idée, est née après environs quinze années de collaboration fructueuse entre le professeur et moi. Ce dernier avait une telle confiance en moi qu'il me confia son projet avant même de le soumettre à ses supérieurs. J'étais encore jeune, mon cœur s'est mis à battre, mon regard s'est illuminé d'émulation. C'était de la science-fiction, de la folie. J'étais sûr que l'argent coulerait à flots pour donner vie à cette idée a priori absurde, et pourtant tellement prometteuse... Je l'ai suivi sans même réfléchir. C'était une évidence.
Jusqu'à présent, nos travaux pour créer de nouvelles protéines se bornaient à exploiter des bactéries, virus, parfois de minuscules organismes de plancton. Devillant voulait aller beaucoup plus loin. Créer une nouvelle forme de vie, rien que cela ! Une vie autonome, alliant la plupart des caractéristiques du vivant. Sur une base végétale, une algue microscopique, son objectif était de combiner des gênes fongiques, ichtyques, animaux et humains, de façon cohérente, suffisamment pour donner naissance à une créature hybride viable et autonome. Une créature suffisamment originale et novatrice pour combler nos cultures de protéines et autres principes actifs, mais également, donner une réalité à nos rêves les plus fous. Créer de toute pièce une forme de vie revenait à faire de nous bien plus que des pères : des dieux !
En alliant nos compétences, le professeur et moi, soutenus par une importante équipe de chercheurs, sommes parvenus à accomplir ce rêve. Nous avons mis vingt ans.
La bête est née dans une éprouvette. Quelques cellules en suspension dans un liquide. Elle s'est développée rapidement, comme toute autre forme de vie. En quelques mois, l'organisme d'apparence végétale a grandi en développant une ossature animale. D'une silhouette plate semblable à la raie manta, se détachaient une tête osseuse, de longs tentacules sur les flancs, puis des puissantes pattes arrières griffues.
Elle est devenue tellement impressionnante que ma fascination s'est peu à peu muée en terreur. Cette créature devenait vraiment énorme et sa force nous obligeait à la contenir dans des cages de plus en plus renforcées, dans les sous-sols. Maintenant que le rêve avait pris forme, je comprenais son absurdité, et envisageait déjà de l'anéantir. Comment aurions-nous pu convaincre nos supérieurs de laisser vivre cette chose, voyant le danger qu'elle représentait ? Car comme tout animal, elle cherchait régulièrement à se libérer de sa cage et devenait brutale.
Nous dûmes nourrir notre création avec des animaux de plus en plus gros. Aux rats de laboratoire ont succédé les lapins, les chats, puis les chiens. Elle croissait encore, et devenait de plus en plus agitée. La situation devenait intenable. J'observais Devillant du coin de l’œil. Il ne semblait pas partager mes réticences. Il jubilait. J'ai alors compris que son projet suivait des desseins allant bien au-delà de la médecine.
J'en ai eu la confirmation en voyant diminuer notre équipe à vue d’œil. Les démissions s'enchaînaient, provoquant l'inquiétude de nos cadres, sans toutefois inquiéter outre mesure le professeur. En quelques mois, nous n'étions plus que deux.
Je ne comprenais plus à quoi était destiné mon travail. J'avais vraiment peur. J'approchais de la cinquantaine, un âge ambigu, encore éloigné de la retraite, mais suffisamment avancé pour être vu comme un vieux. Où finissait un « vieux » en situation d'échec ? Je ne pouvais pas me laisser entraîner par le fond.
J'ai tourné le dos au professeur. Je devais tuer la chose.

Le combat ne dura pas plus de deux minutes.
Au huitième sous-sol de notre laboratoire, je suis entré dans la salle de contrôle de la cage électronique. La bête était plongée dans l'obscurité, apparemment immobile, endormie peut-être. J'ai lancé la séquence de crémation.
Les lumières rouges de l'alarme se sont allumée, dévoilant la cage dans toute son horreur. La bête était tapie dans un amoncellement d'os, provenant des centaines d'animaux que nous lui avions offerts en sacrifice, mais également de notre équipe de chercheurs. Leurs vêtements déchirés étaient encore collés aux restes odieusement dévorés.
Je me suis enfuis, laissant derrière moi la séquence faire son office. Devillant était en embuscade. Nos regards se sont croisés. Oppressé par la terreur, celle d'être traduit en justice, mais surtout celle du vide, l'avenir devenant pour la première fois de ma vie incertain, sous l'effet de la panique, j'ai trouvé suffisamment de sang-froid et de pragmatisme pour assurer mes arrières. J'ai pointé un doigt accusateur sur le Devillant, prêt à lui écraser la tête sous mes poings. Ce dernier avec une étonnant compréhension, m'a observé attentivement, et m'a offert ce que je cherchais sans même pouvoir l'exprimer. Le professeur déposait des avoirs dans des coffres. Il se proposait de m'en offrir les clés. En échange, je devais disparaître et ne plus chercher à le revoir.
Marché conclu.
Je n'avais aucune raison de l'affronter. Il était mon maître, je lui devais tout, et je lui ai fait confiance.

Je l'ai abandonné, et de son côté, ce que je compris plus tard, il stoppa la séquence de crémation, et commis l'effroyable abomination de libérer la bête...

Au petit matin, le même jour, j'allais vider les différents coffres du professeur Devillant, vidant leur contenu dans deux sacs de sport et une grosse valise à roulettes. Il n'avait pas menti. Il y en avait plus plusieurs millions. Que voulait-il faire de cet argent ? Si c'était pour acheter ma sourde complicité, anticipant un dénouement dramatique à l'affreuse croissance de son œuvre, c'était réussi. Dès ce soir-là, j'ai acheté un billet d'avion, et me suis exilé aux Antilles.

Cela fait des années que je coule des jours paisibles sous le soleil. C'est une vie à laquelle je me suis fort bien accoutumé, moi qui étais pourtant un bourreau de travail... Je m'informe régulièrement sur le net, curieux de suivre le parcours du Devileater – c'est ainsi que je l'ai baptisé, le démon dévoreur ! Certaines vidéos le montrent, rampant, et bondissant. Il sème la terreur et la mort sur son passage. Vraiment, nous avons fait du beau travail, le professeur et moi.
Je l'ai déjà affirmé, je ne regrette pas d'avoir participé à la naissance de cette chose. Elle représente en quelque sorte, l'aboutissement d'un travail mené depuis nos études, au professeur et moi. Ma conscience m'avait poussé à vouloir y mettre un terme. J'aurais préféré y parvenir lorsqu'il en était encore temps. Le rêve s'est changé en cauchemar, mais ma complicité a pris fin le jour où j'ai lancé la séquence de crémation de la cage renforcée. Ce qui s'en est suivi n'est pas de mon fait.


La responsabilité de ces horreurs incombe donc exclusivement au professeur Devillant.  

samedi 12 avril 2014

Médocs

Quand les gamines se sont jetées par la fenêtre du cinquième étage de leur immeuble, je mangeais un sandwich assis sur un banc. Un vrai sandwich, pas un de ces trucs triangulaires conçus avec du pain de mie dégueulasse. Un vrai, avec de la baguette croustillante, et des ingrédients de premier choix, même si les tomates sont encore un peu juste, mois de mars oblige... Les trois fillettes ont sauté en même temps du balcon, sans hésiter. Elles se sont fracassées les unes sur les autres. Je crois bien avoir entendu un crâne se briser. C'était comme quand on jette une boule de pétanque dans un bac de graviers. Amusant.
Des cris ont suivi. Des gens sont apparus sur les autres balcons. On a crié, les plus audacieux se sont déplacés pour voir de plus près toute cette jeunesse écrabouillée. Les secours ont enfin dispersé cette foule hurlante et impuissante pour prodiguer des soins, manifestement inutiles. Je sais bien que les faits divers regorgent de miraculés, tombés de bien plus haut, n'ayant qu'une ou deux fractures à déplorer. Mais la réalité est souvent plus brutale, et les parents de cette fratrie s'en souviendront longtemps, car les trois fillettes sont mortes. Pas forcément sur le coup. J'ai cru comprendre que l'une d'elles respirait encore quand on l'a transportée dans l'ambulance. Elle a mis quelques heures à libérer son dernier souffle. Pauvre petite.
Je fais semblant de m'apitoyer, je pense que vous l'avez compris.
En réalité, je suis très fier d'être responsable de ce triple suicide. Non pas que j'aie la moindre acrimonie envers ces gamines, ou envers les gamines en général. Ce n'est pas une question de personnes. Je frappe au hasard, au gré de mon inspiration. C'est aussi une stratégie pour éviter que les autorités ne me tombent dessus trop rapidement. Il serait en effet stupide de s'en prendre à des proches, des voisins, d'anciens collègues ou une quelconque connaissance, car les enquêtes se dirigent toujours vers le plus évident. Les policiers détestent les inconnus qui frappent au hasard. Il faut toujours un motif, c'est la base de leurs investigations. Sans information extérieure, à moins de commettre une erreur, je dispose de plusieurs semaines d'impunité. Peut-être même que je pourrais m'en sortir. En effet, le laboratoire pharmaceutique pour qui je travaillais, et à qui j'ai insidieusement subtilisé une palette complète de comprimés « HBETP » (ne me demandez pas ce que ça signifie) n'a certainement aucune envie d'avouer cet embarrassant égarement, et s'arrangeront peut-être pour étouffer cette affaire, me protégeant indirectement. À moins qu'ils se mettent en relation avec les autorités et travaillent en collaboration avec pour gage d'éviter tout scandale dans la presse. C'est une éventualité, et à vrai dire, si les dirigeants de ce laboratoire n'ont pas avalé l'un de leurs comprimés, c'est l'option la plus raisonnable à prendre. Laisser une telle matière dans la nature serait hautement irresponsable. Imaginez ce qu'un individu mal intentionné pourrait en faire... Il pourrait en glisser dans des pizzas, que des gamines âgées entre huit et quinze ans pourraient ingurgiter. L'effet serait dévastateur pour leurs esprits juvéniles. En moins d'une heure, un profond découragement pourrait s'abattre sur leur âme, leur ôtant toute perspective d'avenir, tout espoir de bonheur. Et ce serait le drame. D'un commun accord, elles pourraient prendre la décision de mettre fin à leurs existences à peine entamées.
Pour être franc, je ne savais pas que les clientes de ces pizzas seraient des jeunes filles. J'attendais dans le square voisin à l'immeuble, en dégustant un bon sandwich, un événement qui peut-être n'aurait pas eu lieu. Ce fut une surprise, et une bonne. C'est toujours un plaisir de se laisser surprendre, surtout que cette fois, ce fut spectaculaire. Un joli saut de l'ange à trois têtes ! Je crois bien que ce jour-là, j'ai mangé le meilleur sandwich de ma vie.
Le problème, c'est que je me souvenais avoir empoisonné cinq pizzas, et non trois. Gênant. Les deux autres pizzas ont peut-être été livrées à des voisins, leur suicide étant plus discret. En tout cas, la presse locale n'en a pas parlé. Mais j'imagine que dans une grande ville, les disparitions, suicides, meurtres, règlements de compte, ne font pas tous l'objet d'un article. Et peut-être que ces pizzas ont été retrouvées intactes, avec le comprimé à peine fondu à l'intérieur.
Je suis réaliste, je sais bien que la cause de ces suicides spontanés et inexpliqués ne pourra rester secret très longtemps. Je trouve même assez ludique de suivre les avancées de l'enquête. Si vraiment le focus de la justice se fixe vers moi un jour, il me suffira de croquer à mon tour l'un de ces bonbons, et je ferais le nécessaire pour partir en beauté !
Pour le moment, je suis tranquille, alors j'en profite.
Mes motivations, car il y en a, sont assez difficiles à expliquer, ce qui les rendra d'autant plus difficiles à décrypter par les psys de la police judiciaire – j'en suis persuadé. Il y a un peu de tout : dégoût de la vie, vengeance, frustration. À vrai dire, on s'en fiche. Cela passionnerait certainement les foules de savoir « pourquoi » j'ai agi ainsi, mais la vérité, c'est que cela n'a aucune importance. J'ironise beaucoup à ce sujet. Et si c'était pour lutter contre la surpopulation mondiale, est-ce que ma peine serait plus clémente ? C'est vrai, les problèmes écologiques font souvent la une des journaux, et on oublie souvent que la première cause de pollution, c'est l'abondance d'humains. Moins d'humains, c'est moins de pollution ; je fais du bien à la planète, moi, monsieur le juge ! Qui peut en dire autant ? J'imagine le juge : « Bon, d'accord monsieur Langelot, vous prendrez six mois avec sursis. Mais arrêtez de jouer avec les médocs, c'est pas moral... »
Ce serait marrant.
En dérobant cette cargaison, plusieurs semaines après avoir été licencié, je ne savais pas au juste sur quoi je mettais les mains. Le labo travaillait sur différents principes actifs, et il serait sans doute très noble de prétendre que son objectif était de traiter un cancer, ou encore le Sida. La vérité est plus triviale. Il s'agissait de recherches pour lutter contre la calvitie. Nettement plus lucratif. Fermez les yeux, et imaginez le nombre d'hommes qui pourraient retrouver une seconde jeunesse avec un simple comprimé ; ce dernier se vendrait comme des pastilles au menthol, ce serait un coup commercial sans précédent. Manque de bol, les effets secondaires se sont révélés désastreux, et cette palette devait être détruite. Je l'ai récupérée avant sa destruction, en usant de certaines failles dans la sécurité. Je préfère ne pas donner de détails, cela pourrait orienter les dirigeants du labo pour améliorer leur système ! Or je ne souhaite pas les aider, c'est bien normal, après tout, ils m'ont viré...
Le plus drôle dans cette affaire, car j'aime l'ironie, c'est que ce principe actif est très efficace. Le sujet n'a pas le temps de perdre ses cheveux, il se suicide avant ! Je suis sûr que ces jeunes filles n'ont pas perdu un seul tif durant leur chute !
Mais trêve de plaisanteries. J'ai encore quelques milliers de comprimés à écouler. La police commence à avoir des indices, et pour ma part, vu l'état de mes finances, j'aurais du mal à m'éclipser si cela s'avérait nécessaire. Je dois agir vite, et à plus grande échelle.
Pour commencer, je vais au resto. J'en connais un qui fait buffet à volonté.

Mais j'y vais juste pour boire un verre, vous m'avez compris...