vendredi 26 décembre 2014

Des espoirs

Je suis la femme invisible.
Le regard passe à travers moi, me contourne, m'évite. 
Je suis celle que l'on ne voit pas. Que l'on ne veut pas voir.
Il en a toujours été ainsi. Depuis toujours.

J'ai mis du temps à comprendre. Des semaines. C'était si inhabituel.
Un homme me suivait.
Un homme au physique agréable. Encore jeune, assez fin. Il portait des vêtements simples et décontractés. Mocassins de cuir, jean, chemise à rayures, veste de velours côtelé...
Je ne le connaissais pas. Je n'avais jamais fait attention à lui.
Pourtant il me suivait.

Me voyait-il ?
Je cherchais son regard parfois, à la terrasse du café où il s'asseyait chaque matin. Il n'en donnait pas l'impression. Cachait-il son jeu ?
A peine m'étais-je éloigné de quelques mètres, je le sentais derrière mon épaule. Je pouvais emprunter n'importe quelle rue, prendre un bus, un taxi, je le retrouvais comme par hasard à un croisement, dans une autre ruelle, à la terrasse d'un autre café. Toujours lui. Toujours le même, avec cette veste de velours côtelé d'un brun orangé.

Il m'ignorait superbement.
Quand je marchais près de lui, il s'arrêtait pour lire une affiche. Entrait dans une boutique. Faisait brusquement demi-tour comme s'il avait oublié quelque chose. Au café, il ouvrait parfois un journal. Jamais il ne se détournait de sa lecture, même quand je m'approchais. Il touillait la cuiller machinalement. Buvait mécaniquement.
Ses yeux ne se posaient jamais sur moi.
Comme les autres.
Mais je le croisais de plus en plus souvent. Trois, cinq, dix fois dans la même journée.

Je ne pouvais plus l'ignorer. Un grand trouble gagnait mon esprit. Les doutes s'accumulaient.
N'étais-je plus aussi invisible que je le pensais ?
Je n'osais le croire.
Il prenait une place importante dans mon quotidien. Il emplissait un vide immense, insidieusement, sans même en avoir conscience.
Me cherchait-il ? Était-il attiré ? Sexuellement attiré ?
C'était impensable.

Je le croisais chaque jour. Quand il n'était pas assis à la terrasse du café, je savais où le trouver. Et bien souvent, je le trouvais. Et si je ne le trouvais pas, à un moment où à un autre, dans la journée, c'était lui qui me trouvait. Toujours sans me voir.
Je lui souriais. Il regardait ailleurs. Je le saluais. Il ne répondait pas. Je renversais son café sur son journal. Il essuyait avec application, sans rien dire.
Je posais ma main sur la sienne. Il demeurait impassible.
Et je retournais chez moi. Seule.

Je n'étais pas triste.

Je suis seule depuis trop longtemps pour ressentir la tristesse.
J'incarne la tristesse...
Je suis la femme invisible.
Je suis sans consistance. Vide.
Éperdument vide.
Aucun regard ne se pose sur moi.


Et quand on trouvera le corps sans vie de cet homme, encore jeune, vêtu d'un jean et d'une veste en velours côtelée, qui pourra dire s'il s'est jeté du pont volontairement ou si ma main l'a poussé ?

mercredi 8 octobre 2014

Cave close

Nous sommes faits comme des rats. Il n'y a plus aucune échappatoire. La fatigue, la faim, le froid auront bientôt raison de nos carcasses déjà bien abîmées par les tortures.
Tout ça à cause d'un fumier de binoclard.
Bernard-Henri Lafine, nouvellement baptisé la fouine par nos soins, était une sorte de taupe. Ce salopard nous servait de guide dans le contrat que nous devions, moi et mes deux associés, remplir pour le compte d'Arturus Guemp, un riche propriétaire de chaîne d'hôtellerie...
Un concurrent indélicat, Conrad Herbert, avait acquis tout un ensemble de pavillons de haut standing, ainsi que plusieurs centaines d'hectares d'un terrain que convoitait Guemp. Il avait senti le potentiel commercial d'un tel lotissement de baraques friquées, situé sur une parcelle de terre presque vierge d'infrastructures et – chose importante, négligée par les écologistes... Il avait donc agrémenté ses achats d'un projet de construction hautement lucratif, fait de grandes surfaces, de restaurants, de boutiques... et refusait naturellement de vendre cette mine d'or à Guemp, provoquant chez ce dernier des accès incontrôlables de rage.
Ce brave monsieur Herbert chiait donc sur les pompes de monsieur Guemp, et monsieur Guemp préférait conserver des chaussures propres. Il m'avait donc proposé de faire le nettoyage...
Ce Lafine travaillait comme secrétaire chez Herbert. Il m'avait présenté comme un client potentiel pour l'ensemble du réseau de pavillons – ce qui m'avait permis d'obtenir un entretien avec le patron en personne.
Sauf que ce Lafine jouait double jeu. Une petite trahison plus tard, mes deux potes et moi avons été mis hors d'état de nuire, et jetés dans les caves de la riche propriété de monsieur Herbert, un lieu de douleur et d'oubli, solidement verrouillé par une porte blindée.
À l'aide d'un équipement plus ou moins sophistiqué, les cerbères de monsieur Herbert nous ont interrogés. Nous avons résisté pour le principe, mais après quelques séances d'électrochocs, de brûlure au chalumeau et de mutilations au scalpel, nous sommes tous les trois passés à table.
Frank, le plus orgueilleux, a fait buvard. Son attitude insoumise et ordurière nous a permis à Jacquot et moi d'éviter les plus grandes souffrances. Lui, par contre, il a pris cher.
J'avais compris que Lafine était une petite fiotte, qui avait empoché l'argent de Guemp en toute déloyauté. J'ai donc profité des séances de questionnement pour le compromettre et inventer une histoire plausible d'enveloppe secrète, pour le faire tomber comme agent double.
J'ai été très convaincant...
Lafine s'est retrouvé attaché sur les mêmes chaînes que les nôtres, et il a eu beau tout déballer, avec force détails, en affirmant sa totale loyauté envers Herbert, pourtant bien véritable, rien n'a suffi. Il s'est fait mettre en pièces, et je soupçonne les bourreaux de l'avoir fait, non pas parce qu'ils croyaient mot pour mot ce que j'avais raconté, mais parce que ça faisait longtemps qu'ils voulaient faire saigner cette petite merde... Ils l'ont tabassé pendant près d'une heure, l'abandonnant à son sort comme nous trois, au fond de cette sombre prison.
Nous étions tous les quatre enfermés depuis plusieurs jours lorsque j'ai été pris de panique. Ce n'était pas la première fois que l'on me faisait prisonnier. En général, les geôliers attendaient la réaction de mon employeur, négociaient le montant de ma libération, ou m'achetaient pour que je retourne ma veste, ce que je ne manquais jamais d'accepter. Ici, rien. Silence complet.
Il fallait que je sorte.
J'ai tiré sur mes chaînes ; Jacquot a fait pareil, nous avons croisé, emmêlé, avons tiré de toutes nos forces, et finalement les mailles ont cédé.
Enfin libres, Jacquot et moi avons douloureusement franchi les marches menant à la porte blindée, et avons pu constater à quel point cette dernière l'était, blindée. Impossible de la faire trembler. Nous aurions eu plus de chances de sortir en abattant un mur.
Même la serrure était imprenable, une sorte de fente étroite en forme de S.
Nos bourreaux avaient emporté la majorité de leur matériel avant de nous abandonner ici, mais il restait quelques outils, comme des marteaux, des limes, preuve qu'ils ne doutaient pas un instant de la solidité de l'issue.
Nous nous en sommes servi pour défaire les chaînes de Frank et de Lafine.
Franck était livide, à moitié mort. Il avait une rotule réduite en purée, une main coupée, un œil brûlé, la plupart des dents arrachées... des blessures impressionnantes devenues mortelles après plusieurs jours d'attente sans soins médicaux adaptés. Il était foutu, mais pas Lafine, et ça nous énervait beaucoup, Jacquot et moi.
Nous avions bien envie de faire nos nerfs sur cette saloperie. Nous commencions à le taper lorsqu'il a fondu en larmes, et nous a raconté entre deux sanglots :
  • Je sais où est la clé du cachot...
C'était pas croyable ! Cela faisait près de dix heures que nous étions libres, Jacquot et moi, et tentions de trouver un moyen de démolir une porte imprenable, et ce peigne-cul nous envoyait dans les oreilles qu'il savait où se trouvait la clé de ladite porte. Heureusement, je ne tenais pas de marteau en mains au moment de cette révélation, autrement je lui aurais fait exploser le crâne, c'est certain.
Il a fallu le secouer encore un peu avant qu'il ne passe aux aveux complets. Il avait gobé la clé juste avant d'être jeté au fond de la cave, avec nous. Je dois reconnaître qu'étant donné les circonstances, c'était assez malin. Il n'aurait jamais pu la cacher, nous étions tous en slip dans cet endroit lugubre.
Sauf que maintenant, il devait se forcer à la chier cette clé. Et ses boyaux, peut-être à cause du stress ou du manque de nourriture, refusaient d'obtempérer.
Nous étions crevés. Bravant notre faim, nous avons un peu dormi. Mais à notre réveil, nous devions trouver une solution pour faire cracher la clé à cet abruti. Je ne voyais pas d'autre solution que de l'ouvrir en deux. Il savait que j'en viendrais à cette éventualité, c'est pour cette raison qu'il n'avait avoué sa manœuvre qu'en dernier recours, et sous une menace explicite.
Déterminé, j'avais empoigné un marteau de charpentier, et m'étais jeté sur lui. Ses hurlements ont résonné contre les parois humides de la geôle, et ses sphincters ont lâché. Enfin.
Jacquot et moi l'avons laissé récupérer notre sésame. Il se trouvait bel et bien dans la masse de merde dont l'odeur paraissait presque agréable au milieu des remugles de vomi, de chair avariée et de sueur rance qui empuantissait l'air de notre prison. Je l'ai aidé à monter les marches, et l'ai observé tandis qu'il glissait la petite clé plate dans la fente en S. Elle entra du premier coup.
Mais Lafine ne parvint jamais à la tourner dans la serrure. Elle entrait dans la fente, mais refusait obstinément de tourner – et de déverrouiller la serrure...
Pour calmer notre frustration, nous avons traîné Lafine près du cadavre de notre ami Franck. Il hurlait comme un putois, pire que lorsque les gars de son patron l'ont roué de coups. Il avait compris que cette fois, rien ne viendrait le sauver. Son seul espoir de survie, c'était cette clé, et d'ailleurs, il faut le reconnaître, s'il était parvenu à ouvrir la porte blindée, j'aurais totalement oublié jusqu'à son existence, et me serais rué vers l'extérieur en le laissant libre... malheureusement pour lui, ses sucs gastriques avaient probablement altéré la qualité de cette misérable clé, et l'avaient de ce fait condamné.
Nous l'avons attaché à la planche des supplices, et tous deux munis d'un marteau, lui avons fracassé le crâne. Cela n'a pris que quelques minutes. Juste le temps de nous calmer, Jacquot et moi.
Maintenant, comme je le disais, nous sommes faits comme des rats.
Le silence nous oppresse. Franck sent de plus en plus mauvais. Nous n'avons pas de couverture pour masquer l'odeur. Nous l'avons traîné le plus loin possible, mais la cave fait moins de trente mètres carrés.
Lafine est encore intact. Jacquot et moi nous sommes mis d'accord. Pour réfléchir à notre situation plus sereinement, nous devons nous restaurer. Ce n'est pas très ragoûtant, car nous n'avons rien pour cuire la viande, mais la situation exige de nous des nerfs d'acier.
À l'aide d'une scie à bois, je tranche de larges steaks dans la cuisse poilue du secrétaire. J'offre la première à mon ami, qui non sans faire la grimace, accepte de mordre dedans. Cela n'a pas l'air savoureux, mais je m'acquitte également de cette épreuve. La chair est suintante d'hémoglobine. Froide. Collante. C'est écœurant, mais mon estomac en détresse se délecte honteusement de cette infâme denrée.
Jacquot et moi dégustons silencieusement cet immonde repas lorsqu'une idée me vient l'esprit.
La bouche encore ruisselante de sang, je monte l'escalier, et manipule la clé. Elle se met à tourner dans le sens contraire des aiguilles d'une montre.

Ce con de Lafine s'était contenté de tourner dans un seul sens...

vendredi 8 août 2014

Donna

Je connaissais cette fille.
Jolie, blonde, d'allure sportive, elle m'avait immédiatement paru familière.
Où aurais-je pu la connaître, alors que je ne fréquentais plus personne depuis plus de cinq ans ? Encore moins des jolies filles, ces dernières ayant peu tendance à fréquenter les bistrots et les chantiers de bâtiments publics...
Impossible de me souvenir.
Elle avait frappé à la porte sans ménagement, comme ça, au milieu de la nuit. Ma femme, habituellement d'un sommeil léger lorsque je me levais pour aller pisser, n'avait cette fois pas réagi, m'obligeant à me lever. Le temps d'enfiler un caleçon, et j'étais devant cette jeune fille, le cheveu hirsute, l’œil torve. Je voulais la questionner, éventuellement l'engueuler, mais je restais figé sur place, sans rien dire. Elle entra en me bousculant, s'installa dans le salon sans allumer la lumière et à en croire les bruits de vaisselle, se servit un verre de whisky. J'étais encore figé devant l'entrée lorsque sa voix haut perchée déchira le silence :
« Alors ? Ta petite vie se passe bien ? Tu es fier de ton couple et de tes enfants ? »
Ce n'étaient pas des questions. Le ton était sans équivoque, il s'agissait de reproches.
Mes lèvres tremblaient. Je voulais répondre. Non, pas répondre car je n'étais fier de rien, ni de mon couple, ni de mes enfants, ni de moi, et je n'avais pas l'intention de l'avouer. Je voulais m'insurger, me plaindre... de quel droit osait-elle porter un jugement sur ma vie ? Mais je restais muet.
Un bruit de chaise que l'on déplace me fit sursauter. J'entendis une sorte de sifflement métallique, et un coup sourd, semblable à au son d'une fléchette pourfendant la cible. Je me précipitai dans le salon, encore plongé dans la nuit, et allumai la lumière.
Son regard bleu apparut, fixé sur moi. Sa main droite tenait un long couteau, dont la pointe était légèrement enfoncée dans le bois de la table... Elle était assise nonchalamment, un petit rictus étendu sur le visage. Elle sirotait son whisky de sa main libre, d'un air dégoûté.
« En tout cas, tu manges à ta faim... »
La phrase suintait le mépris à chaque mot. Je pris conscience d'être en caleçon, bedonnant, épaules tombantes, nombril à l'air, offrant un aspect peu avenant de ma personne. Le sarcasme était mérité. J'étais moche. Je mangeais trop, et depuis trop longtemps... Mais la nourriture n'était qu'un détail. Tout était moche autour de moi. Ce salon miteux puait l'huile rance, la crasse. Malgré le peu d'ameublement, il y régnait un désordre digne d'un lendemain de tempête. Le papier peint était décollé à plusieurs endroits. Les rideaux autrefois blancs accusaient une teinte grisâtre. Cette bicoque était hideuse, moisie, malodorante, à l'image de mon existence... et cette jeune fille me le crachait à la figure, impitoyable.
Chaque mot qu'elle avait prononcé depuis son arrivée était plus effilé que le poignard qu'elle tenait en main.
« Tu perds ton temps... et tu me FAIS PERDRE LE MIEN... »
Elle avait parlé fort, sans prêter attention à ma famille encore endormie. Elle avait parlé méchamment, d'un ton agressif, mélange d'injonction et de sentence. J'étais bouleversé, oppressé sans pouvoir m'expliquer pourquoi. Toujours muet, je m'approchais piteusement d'elle. Son regard sévère tranchait dangereusement avec sa beauté juvénile. Tout sourire avait disparu de son visage. Dans ses yeux luisait une violence brute, une animalité malveillante. Elle me jaugeait, me scrutait. Me jugeait. Et pourtant j'avançais, les muscles tendus, le souffle court, comme un insecte attiré par une flamme prête à le dévorer. Je ne parvenais pas à lutter.
J'acceptais.
Elle desserra les doigts de son couteau, et ma main remplaça la sienne.
Je saisis le manche. Le serrai. Décrochai la pointe de la table, fit luire la lame sous mes yeux, et enfin, je la reconnus.
Donna.
Après toutes ces années, vingt-cinq, trente ans, elle n'avait pas changé. C'était pourtant bien elle. Je n'avais aucun doute.
Je l'avais connue à la fin de mes études, au club d'athlétisme. Même si nous n'avions pas la même spécialité, nous courions souvent ensemble. Une amitié s'était nouée entre nous. Une amitié, seulement. Je crois...
Belle foutaise !
Une marée noire se répandit dans mes veines. Mon esprit se mit à chanceler.
Pouvait-on rester seulement ami avec Donna ? Cette fille était superbe, toujours souriante et positive. Comment aurais-je pu rester ami avec elle ? Tous les garçons du club devaient la convoiter...
Seulement...
Donna ne courait pas avec tous les garçons du club. Elle courait à mes côtés, deux à trois fois par semaine.
Donna ne déjeunait pas avec tous les garçons du club. Elle déjeunait avec moi, pratiquement tous les midis.
Donna ne sortait pas le soir avec tous les garçons du club, mais parfois elle me retrouvait, au café, avec d'autres amis.
Comment devais-je interpréter cette proximité ? Cette... relation ?
J'avais l'estomac noué, je suais.
Que de regrets...
Je n'avais pas assumé mes sentiments. Je m'étais focalisé sur d'autres préoccupations, mes études d'architecture, mes jeux vidéos, mes compétitions sportives. Je m'étais efforcé de ne voir en elle qu'une partenaire de course. J'avais trop peur d'être repoussé. Si elle m'avait reconduit, j'aurais eu tellement mal...
La belle affaire !
Avais-je été orgueilleux, lâche ou juste indolent ? Je me rendais compte, à cet instant, dans ce salon putride, que cette inertie, ce manque d'audace, avait été un point de départ. Tout le reste en avait découlé, comme un domino entraînant les autres dans sa chute.
Voilà ce qu'était ma vie.
Donna était debout, face à moi. Des larmes coulaient sur ses joues.
Je vidai d'un trait le verre de whisky que je tenais de la main gauche. Posais le verre en un claquement sec. Essuyai mes joues.
Donna me tourna le dos, et s'engagea vers la sortie. J'étais anéanti. Je voulais lui hurler de rester, mais aucun son ne franchissait mes lèvres. Je voulais la retenir, rembobiner le film, effacer mes erreurs, mes actes manqués. Mais je la laissai partir, comme autrefois.
Je ne sais même plus comment je l'avais perdue de vue, emportée par les flux imprévisibles de la vie...
J'avais besoin d'un autre verre. La bouteille était presque vide, je la terminai directement au goulot. Le couteau me paraissait lourd. Ma main tremblait.
Je savais ce que je devais faire. C'était une évidence. Donna n'était pas revenue pour rien, cette nuit-là. Ce couteau n'était pas apparu dans ma main par hasard.
Et l'autre n'avait pas surgi dans le salon, à cet instant, par hasard, bouffie et vociférante !
Elle était monstrueuse. Le teint rougi de colère, elle gueulait en postillonnant, et agitait ses bras comme deux tentacules visqueux. Je n'entendais rien. Le sang bouillonnait dans mes tempes. Les battements de mon cœur résonnaient dans mon crâne dans un écho assourdissant. Une tension meurtrière comprimait chacun de mes muscles. Mes phalanges se crispaient autour de mes armes. Comment avais-je pu épouser cette chose ?
J'écrasai la bouteille sur son crâne, la fit chanceler en arrière, contre le mur. Je me jetai alors sur elle, la saisit à la gorge d'une main, et la poignardai de l'autre. La lame s'enfonça dans le bas-ventre, remonta dans l'abdomen, déchira le diaphragme, et ripa contre le sternum. Les entrailles chaudes s'écoulèrent contre mes cuisses dénudées. Sans lâcher sa gorge, je libérai le couteau de cette graisse livide, et frappait l'odieux faciès, reflet de mon existence gâchée. La lame pénétra les joues, les yeux, le crâne, fracassant les os, déchirant les cartilages, broyant les chairs. Des éclats giclèrent sur moi, renforçant ma soif de sang.
La douleur dans mon bras me poussa à relâcher mon étreinte. Le corps s'affaissa au sol, comme une vieille couverture imbibée de sang. Le couteau tomba au sol.
Apaisé, ruisselant, l'esprit encore embrumé par l'alcool, je déambulais dans le salon, à la recherche d'une bouteille. Mais il n'y avait plus rien à boire.
Je tombai sur une chaise, amorphe, reprit mon souffle. Mon regard tomba alors sur un calepin, celui sur lequel feu ma femme notait les courses. Je pris un crayon et rédigeai un mot, à l'attention de Donna. Pour lui expliquer. Pour tout avouer.
J'avais espoir, si d'aventure, ma déclaration parvenait jusqu'à elle, qu'elle comprendrait...



jeudi 24 avril 2014

Le Devileater

Lorsque j'ai vu s'éloigner les lumières et les bruits de l'aéroport, j'ai enfin pu souffler. La peur, l'adversité, l'échec et la honte, resteraient collés à cette terre maudite, et rien ne pourrait me forcer à y retourner.
Cet avion m'arrachait à une vie devenue indésirable, qui aurait pu le prédire ?
Moi, le surdoué en biologie, premier de la classe, repéré très jeune par le professeur Alphonse Devillant, prestigieux chercheur au CNRS, tout me souriait. Même les femmes. Je n'aurais jamais dû finir ainsi. Jamais cet enfer n'aurait dû se déchaîner. Nous aurions dû, le professeur et moi, trouver une solution. Notre œuvre nous a échappé, car elle était trop parfaite, trop aboutie, trop autonome... Cependant, je ne regrette rien. S'il y a un responsable, c'est le professeur. Je n'étais que son second...
Alponse Devillant a pris la direction du service de biogénétique d'un laboratoire privé, à l'époque où j'entrais en doctorat de biologie, et puisque nous nous connaissions, et nous appréciions, il m'a proposé de suivre mes différents stages à ses côtés. Dès ce jour, je n'ai jamais cessé de le seconder. En tant qu'assistant, puis biologiste, puis associé... Il a toujours été mon supérieur. En niveau hiérarchique tout comme en intelligence, créativité, et folie...
Notre travail consistait à exploiter les techniques les plus élaborées de manipulation génétique en vue de créer des organes viables à la transplantation, et plus secrètement, des organismes nouveaux destinés à produire des protéines nécessaires à de nouveaux traitements. Le laboratoire disposait de moyens considérables, et chaque année j'étais surpris de constater avec quelle bienveillance les dirigeants et actionnaires offraient leur argent. Je n'ai jamais vraiment compris d'où provenaient les revenus de mon travail. J'étais un chercheur, un biologiste, un coureur dans ma vie privée, à aucun moment je n'ai été un homme d'argent. C'est venu bien plus tard.

Le Devileater, du moins l'idée, est née après environs quinze années de collaboration fructueuse entre le professeur et moi. Ce dernier avait une telle confiance en moi qu'il me confia son projet avant même de le soumettre à ses supérieurs. J'étais encore jeune, mon cœur s'est mis à battre, mon regard s'est illuminé d'émulation. C'était de la science-fiction, de la folie. J'étais sûr que l'argent coulerait à flots pour donner vie à cette idée a priori absurde, et pourtant tellement prometteuse... Je l'ai suivi sans même réfléchir. C'était une évidence.
Jusqu'à présent, nos travaux pour créer de nouvelles protéines se bornaient à exploiter des bactéries, virus, parfois de minuscules organismes de plancton. Devillant voulait aller beaucoup plus loin. Créer une nouvelle forme de vie, rien que cela ! Une vie autonome, alliant la plupart des caractéristiques du vivant. Sur une base végétale, une algue microscopique, son objectif était de combiner des gênes fongiques, ichtyques, animaux et humains, de façon cohérente, suffisamment pour donner naissance à une créature hybride viable et autonome. Une créature suffisamment originale et novatrice pour combler nos cultures de protéines et autres principes actifs, mais également, donner une réalité à nos rêves les plus fous. Créer de toute pièce une forme de vie revenait à faire de nous bien plus que des pères : des dieux !
En alliant nos compétences, le professeur et moi, soutenus par une importante équipe de chercheurs, sommes parvenus à accomplir ce rêve. Nous avons mis vingt ans.
La bête est née dans une éprouvette. Quelques cellules en suspension dans un liquide. Elle s'est développée rapidement, comme toute autre forme de vie. En quelques mois, l'organisme d'apparence végétale a grandi en développant une ossature animale. D'une silhouette plate semblable à la raie manta, se détachaient une tête osseuse, de longs tentacules sur les flancs, puis des puissantes pattes arrières griffues.
Elle est devenue tellement impressionnante que ma fascination s'est peu à peu muée en terreur. Cette créature devenait vraiment énorme et sa force nous obligeait à la contenir dans des cages de plus en plus renforcées, dans les sous-sols. Maintenant que le rêve avait pris forme, je comprenais son absurdité, et envisageait déjà de l'anéantir. Comment aurions-nous pu convaincre nos supérieurs de laisser vivre cette chose, voyant le danger qu'elle représentait ? Car comme tout animal, elle cherchait régulièrement à se libérer de sa cage et devenait brutale.
Nous dûmes nourrir notre création avec des animaux de plus en plus gros. Aux rats de laboratoire ont succédé les lapins, les chats, puis les chiens. Elle croissait encore, et devenait de plus en plus agitée. La situation devenait intenable. J'observais Devillant du coin de l’œil. Il ne semblait pas partager mes réticences. Il jubilait. J'ai alors compris que son projet suivait des desseins allant bien au-delà de la médecine.
J'en ai eu la confirmation en voyant diminuer notre équipe à vue d’œil. Les démissions s'enchaînaient, provoquant l'inquiétude de nos cadres, sans toutefois inquiéter outre mesure le professeur. En quelques mois, nous n'étions plus que deux.
Je ne comprenais plus à quoi était destiné mon travail. J'avais vraiment peur. J'approchais de la cinquantaine, un âge ambigu, encore éloigné de la retraite, mais suffisamment avancé pour être vu comme un vieux. Où finissait un « vieux » en situation d'échec ? Je ne pouvais pas me laisser entraîner par le fond.
J'ai tourné le dos au professeur. Je devais tuer la chose.

Le combat ne dura pas plus de deux minutes.
Au huitième sous-sol de notre laboratoire, je suis entré dans la salle de contrôle de la cage électronique. La bête était plongée dans l'obscurité, apparemment immobile, endormie peut-être. J'ai lancé la séquence de crémation.
Les lumières rouges de l'alarme se sont allumée, dévoilant la cage dans toute son horreur. La bête était tapie dans un amoncellement d'os, provenant des centaines d'animaux que nous lui avions offerts en sacrifice, mais également de notre équipe de chercheurs. Leurs vêtements déchirés étaient encore collés aux restes odieusement dévorés.
Je me suis enfuis, laissant derrière moi la séquence faire son office. Devillant était en embuscade. Nos regards se sont croisés. Oppressé par la terreur, celle d'être traduit en justice, mais surtout celle du vide, l'avenir devenant pour la première fois de ma vie incertain, sous l'effet de la panique, j'ai trouvé suffisamment de sang-froid et de pragmatisme pour assurer mes arrières. J'ai pointé un doigt accusateur sur le Devillant, prêt à lui écraser la tête sous mes poings. Ce dernier avec une étonnant compréhension, m'a observé attentivement, et m'a offert ce que je cherchais sans même pouvoir l'exprimer. Le professeur déposait des avoirs dans des coffres. Il se proposait de m'en offrir les clés. En échange, je devais disparaître et ne plus chercher à le revoir.
Marché conclu.
Je n'avais aucune raison de l'affronter. Il était mon maître, je lui devais tout, et je lui ai fait confiance.

Je l'ai abandonné, et de son côté, ce que je compris plus tard, il stoppa la séquence de crémation, et commis l'effroyable abomination de libérer la bête...

Au petit matin, le même jour, j'allais vider les différents coffres du professeur Devillant, vidant leur contenu dans deux sacs de sport et une grosse valise à roulettes. Il n'avait pas menti. Il y en avait plus plusieurs millions. Que voulait-il faire de cet argent ? Si c'était pour acheter ma sourde complicité, anticipant un dénouement dramatique à l'affreuse croissance de son œuvre, c'était réussi. Dès ce soir-là, j'ai acheté un billet d'avion, et me suis exilé aux Antilles.

Cela fait des années que je coule des jours paisibles sous le soleil. C'est une vie à laquelle je me suis fort bien accoutumé, moi qui étais pourtant un bourreau de travail... Je m'informe régulièrement sur le net, curieux de suivre le parcours du Devileater – c'est ainsi que je l'ai baptisé, le démon dévoreur ! Certaines vidéos le montrent, rampant, et bondissant. Il sème la terreur et la mort sur son passage. Vraiment, nous avons fait du beau travail, le professeur et moi.
Je l'ai déjà affirmé, je ne regrette pas d'avoir participé à la naissance de cette chose. Elle représente en quelque sorte, l'aboutissement d'un travail mené depuis nos études, au professeur et moi. Ma conscience m'avait poussé à vouloir y mettre un terme. J'aurais préféré y parvenir lorsqu'il en était encore temps. Le rêve s'est changé en cauchemar, mais ma complicité a pris fin le jour où j'ai lancé la séquence de crémation de la cage renforcée. Ce qui s'en est suivi n'est pas de mon fait.


La responsabilité de ces horreurs incombe donc exclusivement au professeur Devillant.  

samedi 12 avril 2014

Médocs

Quand les gamines se sont jetées par la fenêtre du cinquième étage de leur immeuble, je mangeais un sandwich assis sur un banc. Un vrai sandwich, pas un de ces trucs triangulaires conçus avec du pain de mie dégueulasse. Un vrai, avec de la baguette croustillante, et des ingrédients de premier choix, même si les tomates sont encore un peu juste, mois de mars oblige... Les trois fillettes ont sauté en même temps du balcon, sans hésiter. Elles se sont fracassées les unes sur les autres. Je crois bien avoir entendu un crâne se briser. C'était comme quand on jette une boule de pétanque dans un bac de graviers. Amusant.
Des cris ont suivi. Des gens sont apparus sur les autres balcons. On a crié, les plus audacieux se sont déplacés pour voir de plus près toute cette jeunesse écrabouillée. Les secours ont enfin dispersé cette foule hurlante et impuissante pour prodiguer des soins, manifestement inutiles. Je sais bien que les faits divers regorgent de miraculés, tombés de bien plus haut, n'ayant qu'une ou deux fractures à déplorer. Mais la réalité est souvent plus brutale, et les parents de cette fratrie s'en souviendront longtemps, car les trois fillettes sont mortes. Pas forcément sur le coup. J'ai cru comprendre que l'une d'elles respirait encore quand on l'a transportée dans l'ambulance. Elle a mis quelques heures à libérer son dernier souffle. Pauvre petite.
Je fais semblant de m'apitoyer, je pense que vous l'avez compris.
En réalité, je suis très fier d'être responsable de ce triple suicide. Non pas que j'aie la moindre acrimonie envers ces gamines, ou envers les gamines en général. Ce n'est pas une question de personnes. Je frappe au hasard, au gré de mon inspiration. C'est aussi une stratégie pour éviter que les autorités ne me tombent dessus trop rapidement. Il serait en effet stupide de s'en prendre à des proches, des voisins, d'anciens collègues ou une quelconque connaissance, car les enquêtes se dirigent toujours vers le plus évident. Les policiers détestent les inconnus qui frappent au hasard. Il faut toujours un motif, c'est la base de leurs investigations. Sans information extérieure, à moins de commettre une erreur, je dispose de plusieurs semaines d'impunité. Peut-être même que je pourrais m'en sortir. En effet, le laboratoire pharmaceutique pour qui je travaillais, et à qui j'ai insidieusement subtilisé une palette complète de comprimés « HBETP » (ne me demandez pas ce que ça signifie) n'a certainement aucune envie d'avouer cet embarrassant égarement, et s'arrangeront peut-être pour étouffer cette affaire, me protégeant indirectement. À moins qu'ils se mettent en relation avec les autorités et travaillent en collaboration avec pour gage d'éviter tout scandale dans la presse. C'est une éventualité, et à vrai dire, si les dirigeants de ce laboratoire n'ont pas avalé l'un de leurs comprimés, c'est l'option la plus raisonnable à prendre. Laisser une telle matière dans la nature serait hautement irresponsable. Imaginez ce qu'un individu mal intentionné pourrait en faire... Il pourrait en glisser dans des pizzas, que des gamines âgées entre huit et quinze ans pourraient ingurgiter. L'effet serait dévastateur pour leurs esprits juvéniles. En moins d'une heure, un profond découragement pourrait s'abattre sur leur âme, leur ôtant toute perspective d'avenir, tout espoir de bonheur. Et ce serait le drame. D'un commun accord, elles pourraient prendre la décision de mettre fin à leurs existences à peine entamées.
Pour être franc, je ne savais pas que les clientes de ces pizzas seraient des jeunes filles. J'attendais dans le square voisin à l'immeuble, en dégustant un bon sandwich, un événement qui peut-être n'aurait pas eu lieu. Ce fut une surprise, et une bonne. C'est toujours un plaisir de se laisser surprendre, surtout que cette fois, ce fut spectaculaire. Un joli saut de l'ange à trois têtes ! Je crois bien que ce jour-là, j'ai mangé le meilleur sandwich de ma vie.
Le problème, c'est que je me souvenais avoir empoisonné cinq pizzas, et non trois. Gênant. Les deux autres pizzas ont peut-être été livrées à des voisins, leur suicide étant plus discret. En tout cas, la presse locale n'en a pas parlé. Mais j'imagine que dans une grande ville, les disparitions, suicides, meurtres, règlements de compte, ne font pas tous l'objet d'un article. Et peut-être que ces pizzas ont été retrouvées intactes, avec le comprimé à peine fondu à l'intérieur.
Je suis réaliste, je sais bien que la cause de ces suicides spontanés et inexpliqués ne pourra rester secret très longtemps. Je trouve même assez ludique de suivre les avancées de l'enquête. Si vraiment le focus de la justice se fixe vers moi un jour, il me suffira de croquer à mon tour l'un de ces bonbons, et je ferais le nécessaire pour partir en beauté !
Pour le moment, je suis tranquille, alors j'en profite.
Mes motivations, car il y en a, sont assez difficiles à expliquer, ce qui les rendra d'autant plus difficiles à décrypter par les psys de la police judiciaire – j'en suis persuadé. Il y a un peu de tout : dégoût de la vie, vengeance, frustration. À vrai dire, on s'en fiche. Cela passionnerait certainement les foules de savoir « pourquoi » j'ai agi ainsi, mais la vérité, c'est que cela n'a aucune importance. J'ironise beaucoup à ce sujet. Et si c'était pour lutter contre la surpopulation mondiale, est-ce que ma peine serait plus clémente ? C'est vrai, les problèmes écologiques font souvent la une des journaux, et on oublie souvent que la première cause de pollution, c'est l'abondance d'humains. Moins d'humains, c'est moins de pollution ; je fais du bien à la planète, moi, monsieur le juge ! Qui peut en dire autant ? J'imagine le juge : « Bon, d'accord monsieur Langelot, vous prendrez six mois avec sursis. Mais arrêtez de jouer avec les médocs, c'est pas moral... »
Ce serait marrant.
En dérobant cette cargaison, plusieurs semaines après avoir été licencié, je ne savais pas au juste sur quoi je mettais les mains. Le labo travaillait sur différents principes actifs, et il serait sans doute très noble de prétendre que son objectif était de traiter un cancer, ou encore le Sida. La vérité est plus triviale. Il s'agissait de recherches pour lutter contre la calvitie. Nettement plus lucratif. Fermez les yeux, et imaginez le nombre d'hommes qui pourraient retrouver une seconde jeunesse avec un simple comprimé ; ce dernier se vendrait comme des pastilles au menthol, ce serait un coup commercial sans précédent. Manque de bol, les effets secondaires se sont révélés désastreux, et cette palette devait être détruite. Je l'ai récupérée avant sa destruction, en usant de certaines failles dans la sécurité. Je préfère ne pas donner de détails, cela pourrait orienter les dirigeants du labo pour améliorer leur système ! Or je ne souhaite pas les aider, c'est bien normal, après tout, ils m'ont viré...
Le plus drôle dans cette affaire, car j'aime l'ironie, c'est que ce principe actif est très efficace. Le sujet n'a pas le temps de perdre ses cheveux, il se suicide avant ! Je suis sûr que ces jeunes filles n'ont pas perdu un seul tif durant leur chute !
Mais trêve de plaisanteries. J'ai encore quelques milliers de comprimés à écouler. La police commence à avoir des indices, et pour ma part, vu l'état de mes finances, j'aurais du mal à m'éclipser si cela s'avérait nécessaire. Je dois agir vite, et à plus grande échelle.
Pour commencer, je vais au resto. J'en connais un qui fait buffet à volonté.

Mais j'y vais juste pour boire un verre, vous m'avez compris...